lundi 17 décembre 2012

Artistes en un exil intérieur.






Les arts sous l'Occupation : un sombre âge d'or





Par,Eric Bietry-Rivierre





Brassaï (1899-1984)
Répétition du Désir attrapé par la queue chez Picasso

16 juin 1944. Photographie, épreuve aux sels d'argent. 23 x 18 cm
BNF, Estampes et Photographie


Cette photographie a été prise le 16 juin 1944 dans l'atelier de Picasso, 

7, rue des Grands-Augustins, à Paris, où, pour les remercier et les faire 
photographier par Brassaï, l'artiste avait invité tous les participants à la 
première lecture du Désir attrapé par la queue, la farce théâtrale qu'il 
avait écrite du 14 au 17 janvier 1941. Cette lecture avait eu lieu le 19 mars 
dans l'appartement de Zette et Michel Leiris avec la participation de 
l'intelligentsia parisienne. Debout, de gauche à droite : Jacques Lacan, 
Cécile Eluard, Pierre Reverdy, Louise Leiris (Les Deux Toutous), 
Zanie Aubier (La Tarte), Picasso, Valentine Hugo, Simone de Beauvoir 
(La Cousine). Assis : Sartre (Le Bout rond), Albert Camus (metteur en scène), 
Michel Leiris (Le Gros Pied), Jean Aubier (Les Rideaux) et Kazbek, 
le berger afghan de Picasso. Ne se trouvent pas sur cette photo : Dora Maar 
(L'Angoisse Maigre), Germaine Hugnet (L'Angoisse Grasse), Raymond Queneau 
(L'Oignon) et Jacques Bost (Le Silence). Né en 1899, Brassaï, le photographe 
d'origine hongroise, avait rencontré en 1932 Picasso, qui lui avait demandé 
de photographier ses sculptures en Normandie et dans l'atelier de la rue de 
La Boétie. Il devait lui demander un nouveau travail dans l'atelier de la 
rue des Grands-Augustins de 1943 à 1946. Brassaï a réalisé un grand nombre 
de photos de "Picasso à l'atelier", notamment en 1939, pour le magazine Life.


Le tournage des «Enfants du Paradis», de Marcel Carné, a débuté à Nice en 1943.
Le tournage des «Enfants du Paradis», de Marcel Carné, a débuté à Nice en 1943.Crédits photo : Pathé Films

EXPOSITION-  Au Musée d'art moderne de la Ville de Paris, 

quatre cents œuvres créées durant ces temps maudits 

témoignent d'une formidable vivacité.



dans les archives et auprès de témoins, parmi lesquels 
Arno Breker
En 1993, Laurence Bertrand Dorléac publiait L'Art de la défaite. 
Cette somme 
parue au Seuil était le fruit de quinze années d'enquête 
le sculpteur préféré de Hitler. Pour la première fois, le champ 
culturel 
et artistique en France entre 1940 et 1944 se trouvait intégralement 
et sérieusement étudié. Chez les peintres, sculpteurs, écrivains, 
cinéastes et musiciens, l'historienne confirmait bien des faits révoltants 
(actes de collaboration, compromissions, lâchetés) mais dissipait aussi 
nombre de clichés. Du point de vue qui l'occupait, ces années-là avaient 
été bien plus complexes et les conduites bien plus changeantes que ce 
qu'on en avait conclu à l'aune de la Shoah. La tragédie, connue par 
l'immense majorité seulement après guerre, avait en effet induit une 
vision manichéenne: d'un côté une petite poignée de résistants, 
de l'autre la vaste masse des collaborateurs, au mieux passifs.
Aujourd'hui, avec la commissaire Jacqueline Munck, Laurence 
Bertrand Dorléac décline sa thèse et ses nuances au 
Musée d'art moderne de la Ville de Parisdans une exposition 
aussi riche que rigoureuse. Elle a structuré un parcours 
de près de 400 œuvres dues à une centaine d'artistes, connus 
ou pas, en quatorze sections. Ici des typologies d'artistes: les 
emprisonnés, les exilés, ceux qui restent actifs au grand jour, 
les propagandistes de la réaction, ceux qui louvoient - et qui sont 
les plus nombreux -, les clandestins. 
Là des moments phares comme l'ouverture du Musée national 
d'art moderne, en août 1942, avec aux cimaises des Tanguy, 
Picabia, Léger et Matisse. 
Là encore des zooms passionnants comme celui sur la galerie 
Jeanne Bucher, qui, mine de rien, expose Klee et Kandinsky ; 



Joseph Steib:«Le Conquérant», 1942 .
Joseph Steib:«Le Conquérant», 1942 .Crédits photo : Joseph Steib/Photo © Klaus Stoeber/MAMVrétrospective consacrée à Joseph Steib, un peintre 
ou une mini rétrospective consacrée à Joseph 
Steib, un peintre .au trait naïf 
et féroce qui, dans sa cuisine de la 
banlieue de Mulhouse, caricaturait 
le führer.
Tout commence en 1938 avec 
la première rétrospective surréaliste, 
où les commissaires ne peuvent 
s'empêcher de trouver prémonitoires 
les sacs de charbon empilés par 
Duchamp et les poupées démembrées 
de Bellmer. Ces œuvres, à nouveau 
rassemblées ici, renvoient plutôt à 
l'actualité violente des années proches: 
guerres du Rif, d'Espagne, fascisme 
déjà dévastateur hors de nos frontières…
Déjà les camps se sont multipliés. Ils vont proliférer 
en autant d'enfers parallèles. 
Deux cents en France, où seront enfermées entre 1938 et 1946 
quelque 600 000 personnes, signale une notice au mur. Parmi elles, 
des artistes étrangers ou français. 
Ils vont s'entêter à créer. Les vestiges de leur production, papiers, 
carnets ou petites constructions réalisées avec des matériaux de 
récupération, émeuvent bien sûr parce 
qu'ils ont survécu. Mais surtout, en particulier lorsqu'elles sont 
d'inspiration surréaliste ou abstraite, ces pièces crient que personne 
n'entendait s'arrêter de penser.
D'autres artistes ont fui ou se sont tenus cloîtrés en un exil intérieur. 
Tel Picasso dans son atelier de la rue des Grands-Augustins
Sa production d'alors, abondante, où la femme-refuge voisine avec 
le crâne de la vanité et la nature morte, et qui semble avoir été 
aiguillonnée par les critiques nauséabondes de Vlaminck, ne sera 
montréequ'après guerre.
Et puis il y a les «cigales». Les Allemands les tolèrent, les 
apprécient aussi. 
Car il s'agit, en continuant de faire ce qu'on sait faire, d'alléger 
la dureté 
du moment. 
Prendre un crayon, un pinceau ou monter sur scène est alors un exutoire. 
Parfois il se teinte d'une protestation voilée. Même quand la peinture est 
abstraite ou le spectacle, simple distraction.
Tout de même, comment expliquer un tableau aussi accablant que 
Rue de Paris 43, d'André Fougeron? Exposé au Salon des Tuileries, on 
y voit des silhouettes faméliques et des enfants cherchant à se nourrir 
dans des poubelles. En fait, du moment qu'elle était exempte d'un 
quelconque «esprit juif» ou explicitement résistant, la création à Paris 
a été libre de se développer. 
Django Reinhardt enregistre Nuages. Gallimard triple son chiffre 
d'affaires. 
Deux cent vingt films vont être tournés en quatre ans. La plupart 
des voix de la modernité ont même trouvé à s'exprimer. 
Les Bazaine, Lapicque, Estève, Fautrier, Henri Michaux n'ont pas 
attendu le Débarquement pour travailler à une nouvelle abstraction.
Au Salon d'automne de 1943, Braque était à l'honneur. Quelques 
semaines plus tard, de Staël exposait à la galerie Bucher. Et on 
constate que Dubuffet a fait émerger l'art brut avant la Libération.
Autrement, bien sûr, sous le radar de la censure, une autre vivacité 
s'activait. 
Le Silence de la mer de Vercors et Liberté d'Éluard étaient diffusés 
clandestinement. Cette créativité-là, avec celle des artistes 
prisonniers dans les camps, seront seules exemptes de suspicion 
à l'heure des procès. 
Mais au total, ce que révèle «L'art en guerre» est un foisonnement 
extrême. 
Un paradoxe à l'heure du chaos et des destructions? «L'Occupation 
était intolérable et nous nous en accommodions fort bien», a confié 
Sartre. 
Il résumait sans tabou la situation générale des arts et lettres d'alors. 
Finalement, les artistes et les intellectuels sont des gens comme tout 
le monde. 
Ni plus ni moins



Crédits photo : Seuil























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