samedi 5 janvier 2013

Soutine L'oeuvre hors norme de ce peintre a toujours déconcerté



Soutine l'incompris






<i>Retour de l'école après l'orage </i>, 1939, par Chaïm Soutine (The Phillips Collection, Washington).
Retour de l'école après l'orage , 1939, par Chaïm Soutine (The Phillips Collection, Washington). 

Crédits photo : www.bridgemanart.com/www.bridgemanart.com


 Par, Pauline Césari


Une passionnante exposition au musée de l'Orangerie, à Paris, réhabilite l'oeuvre méconnue de ce peintre secret et angoissé, mort il y a soixante-dix ans.


Chaïm Soutine peintre maudit? Lorsqu'on l'enterre le 11 août 1943 au cimetière du Montparnasse, ils sont peu nombreux à suivre le cortège: PicassoCocteau, Max Jacob, quelques curieux. Et la peur de l'occupant n'explique pas tout. L'oeuvre hors norme de ce peintre a toujours déconcerté, y compris ses contemporains les plus avertis. Cela explique son succès mitigé et la très relative notoriété qui est encore la sienne aujourd'hui. La passionnante exposition que le musée de l'Orangerie lui consacre permet une fois encore de vérifier en quoi l'oeuvre de cet artiste secret et angoissé, souffrant de l'exil et de l'estomac, est rétive à toute apaisante classification. Dire que l'homme qui débarque à Paris en juillet 1913 est tourmenté relève de la litote, et l'ulcère, qui l'emportera trente ans plus tard, en témoigne. Né dans un schtetl biélorusse en 1893, Soutine est le dixième enfant d'une famille de onze. Son père est ravaudeur, autant dire peu de chose, et la misère est l'ordinaire du futur peintre. Misère et désolation, comme le suggère Georges Waldemar décrivant ainsi ces villages de l'Est profond: «Tragique Lituanie, qui donc soupçonne en France ce qu'est un petit village de l'Est européen? Routes défoncées par la neige ou la pluie, maisons lépreuses et effondrées, aux toits rasant le sol, et s'épaulant comme une escouade d'infirmes. Baraques boiteuses aux fenêtres asymétriques, aux enseignes historiées et couvertes de graffitis informes. Tout y est branlant et primitif, tout rejoint la terre qui efface les marques de la civilisation et du travail humain.» Ici, le Talmud (ou à tout le moins, certaines de ses interprétations rabbiniques) règne en maître, et Soutine l'apprendra vite à ses dépens. En 1910, il est violemment rossé par le fils du boucher du village, dont il a fait le portrait, contrevenant à l'interdit iconoclaste. A l'époque, la transgression (picturale ou autre) a un prix. En l'occurrence: l'exil. Ce sera Vilnius, où il étudiera trois ans, puis le départ pour la France.

             Sa vie et son oeuvre seront un long chemin de croix


 La Femme en rouge , 1922, par Chaïm Soutine (Musee d'Art Moderne de la Ville de Paris).
La Femme en rouge, 1922, par Chaïm Soutine (Musee d'Art Moderne de la Ville de Paris). Crédits photo : www.bridgemanart.com/www.bridgemanart.com

A Paris, installé à la Ruche, à Montparnasse, il fréquente Kikoïne et Kremegne (qu'il connaît depuis Vilnius) et rencontre Chagall. Il plonge alors dans ce grouillement créatif qu'est le Paris du début XXe, tout en fréquentant assidûment le Louvre, où il étudie, fasciné, RembrandtCourbet, Chardin. Il peut enfin accomplir sa vocation et entamer ce long chemin de croix que seront son oeuvre et sa vie, ainsi résumées a posteriori par ce souvenir d'enfance: «J'ai vu une fois le boucher du village trancher le cou d'une oie et laisser s'écouler le sang. Je voulais crier, mais son air joyeux me nouait la gorge... Ce cri, je le sens encore là. Lorsque j'étais enfant et que je dessinais un maladroit portrait de mon professeur, j'essayais de me libérer de ce cri, mais en vain. Lorsque je peignais une carcasse de boeuf, c'était toujours ce même cri dont je voulais me débarrasser. Je n'ai pas encore réussi.» Ce cri qui possède Soutine, c'est l'épreuve de l'insoutenable et fabuleuse tragédie du vivant qu'il essayera toute sa vie d'incarner sur la toile. Dans son oeuvre, tout est mouvement, déséquilibre, instabilité, précarité. Aucun point fixe auquel s'accrocher. Aucune certitude en laquelle se reposer. L'univers de ce peintre est fait de formes toujours provisoires, mouvantes, se faisant et se défaisant au gré d'un flux qui nous échappe. Les choses y sont assujetties (Paysage de Céret, Les Maisons), mais aussi les êtres (Le Petit Pâtissier), dont les contours parfois semblent se fondre dans le décor, brouillant toute distinction, rendant vaine toute définition sérieuse de l'existant. L'oeil de Soutine dissout les lignes, les silhouettes et enveloppes, réduisant et condamnant le monde à l'impermanence. Mais il perçoit aussi la convulsive féerie de ces incarnations précaires, et la riche sensualité de sa matière picturale en témoigne, tout comme la violence fauve de ses couleurs incandescentes (Enfant de choeur, La Femme en rouge).
On ne sera donc pas surpris par l'influence que certains peintres classiques ont eue sur lui. A commencer par Rembrandt, dont le rendu des chairs l'inspire et auquel il rend hommage avec La Femme entrant dans l'eau, ou Chardin avec son naturalisme brutal et cru. Mais Soutine va plus loin. Il écorche ses sujets, comme si, en en exhibant la chair nue et la palpitation originaire, il pensait pouvoir exprimer le mystère du vivant (Le Boeuf écorché). Ce mystère est tragique et certains personnages peints par l'artiste en portent la marque. Les enfants duRetour de l'école après l'orage et de La Petite Fille à la poupée expriment la même angoisse: celle d'une conscience dépourvue de toute apaisante certitude extérieure (Dieu, le monde, la vertu...), voyant avec terreur la forme, cette ultime limite avant le chaos, céder à son tour. D'autres au contraire, aveugles au tragique, sont burlesques, touchants de naïveté, comme s'ils étaient étrangers au désastre qui s'annonce et qui déjà les dévore.
On comprend sans peine qu'une telle peinture ait pu déconcerter un siècle pourtant fécond en audaces et transgressions. Aux rassurantes épures géométriques du cubisme ou du constructivisme, garants d'ordre et de permanence, Soutine oppose une révolution permanente de la forme. A l'effacement de la figure dans l'abstraction qui pouvait apaiser le regard en rompant tout lien mimétique entre le spectateur et l'oeuvre, il oppose une exhibition abyssale de la figure en explorant sa peau et sa chair sans retenue. Et s'il semble nous en donner une image déformée, c'est qu'il perçoit simplement sa fin prochaine à l'oeuvre dans chaque instant. En ce sens, Soutine est assurément réaliste, comme tous ceux qui ont choisi de peindre les noces sanglantes de la vie et de la mort mêlées, sans rassurantes médiations - plastiques, rhétoriques ou mondaines.
«Chaïm Soutine. L'ordre du chaos» , musée de l'Orangerie, Paris Ier, jusqu'au 21 janvier.

Soutine et les maîtres 

à l'Orangerie




Belle rétrospective du Montparnos tourmenté. Classées thématiquement, ses œuvres révèlent ce qu'elles doivent aux grands peintres du passé.


D'où partent les chemins tortueux de Chaïm Soutine (1893-1943)? Sa peinture tourmentée conserve peu de ses origines juives orthodoxes biélorusses, contrairement au doux ­Chagall. En renforçant ses vingt-deux tableaux - ce qui est déjà la plus importante collection de Soutine en Europe par des prêts privés, d'autres du musée de Céret, ville où vécut longtemps l'artiste, et encore de chefs-d'œuvre de musées internationaux - l'Orangerie offre le meilleur. Surtout, optant pour un parcours thématique - paysages, natures mortes, portraits -, elle souligne ce que le Montparnos doit aux maîtres anciens ainsi qu'à certains de ses contemporains avant-gardistes.
Ce grand taiseux cachait donc un ambitieux obsessionnel. Le voilà qui rivalise avec Rembrandt sur le thème du bœuf écorché et, par-delà, avec toutes les crucifixions du monde. Ailleurs, le bleu cadavérique de ses lièvres et la flaccidité de ses volailles pimentent les étals de gibiers hollandais d'une dose supplémentaire de pathos. Pour ses portraits, il installe ses modèles comme Jean Fouquet le faisait au XVe siècle et les déforme comme le Greco (voir le Grand Enfant de chœur, de 1928) ou Schiele. Son portrait du sculpteur Oscar Miestchaninoff en impose: même corpulence, même morgue que le Monsieur Bertin d'Ingres. L'inquiétante étrangeté des natures mortes de Chardin devient chez Soutine effroi pur. La pâte terrestre des paysages de Courbet se stratifie, croûteuse, et s'enflamme en visions hallucinées comparables à celles de Munch(voir le Retour de l'école après l'orage, de 1939) ou des expressionnistes allemands. Partout Soutine, peintre de musées, ajoute sa force expressive de sauvage atrabilaire. Il s'acharne, d'où sa manie des séries. À la fin de la visite, plus personne ne le classe au rayon des marginaux maudits. On le définit bien mieux sous l'étiquette de moderne à tradition académique. Une sorte de chaînon manquant entre Van Gogh et Francis Bacon.

             Un destin légendaire: La prophétie de Modigliani

Soutine se rattache à l'école dite de Paris, dont les figures tutélaires sont Chagall, Pascin, Foujita, Kisling, Zadkine et Modigliani. La légende veut que, sur son lit de mort, ce dernier ait souligné le génie de son camarade et prophétisé sa gloire à venir. Quoi qu'il en soit, le portrait de Soutine par Modigliani, prêt de la National Gallery de Washington, ouvre l'exposition. Modigliani s'est éteint en janvier 1920. Trois ans plus tard, le critique Roger Allard inventait le terme «école de Paris».













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