lundi 8 avril 2013

8 Avril 1973 - 8 Avril 2013. PICASSO, quarante ans après



Picasso, à «l'Olympe de l'imagination» quarante ans après





Il s'est éteint le 8 avril 1973, à l'âge de 92 ans. Anne Baldassari, présidente du Musée Picasso, analyse le regard que l'on porte aujourd'hui sur le maître et la manière dont son œuvre a influencé les artistes.
Vous rappelez-vous l'impact de la mort de Picasso?

Anne BALDASSARI. - Une terrible onde de choc est déclenchée à l'annonce de sa disparition. Elle déferle d'un continent à l'autre. Avec lui, un monde s'éteint! Celui des pionniers de l'art moderne, de ce temps des «cosmogonies», comme le nommait Matisse, où les artistes des avant-gardes se donnaient comme objectif la transformation de la réalité, la fondation d'un nouveau langage. Picasso, artiste né en 1881, âgé de 19 ans en 1900 et qui se survivait depuis près d'un siècle avec une puissance et une vitalité incroyables était-il de fait un simple mortel? Rapin, arlequin, funambule, torero, acrobate, minotaure, faune et centaure, ouvrier, clown, musicien ou grand d'Espagne, le peintre de légende aux mille visages qui avait enchanté ce siècle n'était-il pas fait de l'étoffe des songes? Passé la stupeur et cette désublimation si particulière au deuil, Picasso vint à nouveau très vite réoccuper l'Olympe de l'imagination commune qu'il avait lui-même créé et peuplé de figures, de récits, de mythes. La force particulière de son œuvre tient en effet à sa capacité exceptionnelle de filer le récit mythologique jusque dans la réalité contemporaine la plus prosaïque. Picasso nous a raconté notre monde, notre siècle en inventant un signe pour chaque créature, chaque être et chaque chose, et en prenant Dieu pour modèle. «À bas le style! Est-ce que Dieu a un style! Il a fait la guitare, l'arlequin, le basset, le chat, le hibou, la colombe. Comme moi. L'éléphant et la baleine, bon, mais l'éléphant et l'écureuil? Un bazar! Il a fait ce qui n'existe pas. Moi aussi», cite André Malraux dans La Tête d'obsidienne.

En quoi le regard du public sur Picasso a-t-il changé depuis sa mort?

Anne Baldassari, directrice du Musée Picasso pose en 2006 devant <i>Une femme assise (1938).</i>
Anne Baldassari, directrice du Musée Picasso pose en 2006 devant Une femme assise (1938). Crédits photo : FRANCOIS GUILLOT/AFP

Ce légendaire fut plébiscité en 1966 par le grand public, qui s'était pressé à Paris aux célébrations nationales organisées pour ses 85 ans aux galeries du Grand et du Petit Palais comme à la Bibliothèque nationale. Un million de visiteurs! On assiste ici à l'émergence du phénomène inédit de très haute fréquentation des expositions culturelles qui allait devenir un marqueur de la vie urbaine à la fin du XXe siècle. Cependant, l'exposition de ses dernières peintures, présentées en 1971 au Palais des papes à Avignon par Yvonne Zervos,s'attira les critiques les plus mordantes. Le vieux maître fut taxé «d'impuissance» et ses œuvres, de manifestations «séniles». Ainsi, ces extraordinaires peintures d'une outrageuse beauté et d'une outrageante modernité qui, à la veille de sa mort, révolutionnaient une fois de plus la conception de l'art furent tout simplement moquées par la critique. Depuis les années 1920, à quelques rares exceptions près, le milieu de l'art officiel, qu'il soit avant-gardiste orthodoxe ou académique, ratiocineur et bien-pensant, s'était échiné, il est vrai, à dénigrer l'œuvre de Picasso. On lui reprocha d'avoir trahi la cause puriste du cubisme, d'avoir sacrifié au «retour à l'ordre» néoclassique, on ignora délibérément la radicalité de sa révolution «sur-réaliste», on en fit un «propagandiste» avec Guernica , un rouge avec Massacre en Corée, un plagiaire avec les «Variations d'après les maîtres»… La récurrence des attaques violentes que son œuvre suscita depuis sa première exposition aux galeries Vollard, en 1901, est confondante. Il fallut attendre 1944 pour que se tînt sa première exposition publique dans un cadre officiel lors du Salon de la Libération. Celle-ci cependant dut être gardée par les forces de police pour empêcher que les jeunes miliciens pétainistes - toujours actifs - ne décrochent ses tableaux. L'infortune critique de Picasso ne connut ainsi aucun répit. Une telle hargne courant tout au long du siècle ne s'expliquerait que parce que Picasso a touché aux «fondamentaux» de la représentation. Il aurait défiguré la figure! Impardonnable.
Est-il mieux considéré de la part des institutions?
Avec la mort de Picasso, la création d'une institution nationale dédiée à l'étude et la présentation de son œuvre, tel le Musée national Picasso, a considérablement contribué à modifier le regard sur son œuvre. Inauguré en 1985 par le président de la République François Mitterrand, au terme d'un grand chantier de réaménagement de l'hôtel Salé confié à l'architecte libéral Roland Simounet, le Musée national Picasso réunit la plus importante collection publique au monde de l'œuvre de Picasso (5000 œuvres) et a accueilli entre 1985 et 2009 douze millions de visiteurs. Depuis 2009, à l'occasion du tour du monde de ses collections, c'est quelque six millions supplémentaires de visiteurs qui ont été accueillis dans les vingt différentes expositions internationales organisées par le musée. La collection du musée a été créée grâce à deux dations, successivement consenties à l'État par les héritiers de Pablo Picasso, en 1979, puis par ceux de Jacqueline Picasso, en 1990. Par sa qualité, son ampleur comme par la diversité des domaines artistiques représentés.
«Picasso a touché aux fondamentaux de la représentation. Il aurait défiguré la figure! Impardonnable»
La collection a été complétée par les donations des héritiers de Picasso d'importants ensembles d'œuvres et documents issus des ateliers de Picasso: la collection particulière (150 œuvres) et les archives personnelles (200.000 œuvres et documents). Cette exceptionnelle collection confère ainsi au Musée national Picasso un rôle central au plan international tant pour la présentation de l'œuvre de Picasso que pour la recherche relative à sa vie ou à son œuvre et sur l'art moderne en général. Elle est complémentaire de celle du Museu Picasso de Barcelone, qui conserve l'œuvre de jeunesse de l'artiste et fut créé en 1980 à partir de donations de Lola Vilato, la sœur de Picasso, et de Jaime Sabartes, son ami et secrétaire. Depuis la création du Musée Picasso à Paris, l'accès aux archives personnelles de l'artiste a en effet permis de relancer la recherche en histoire de l'art sur la vie et l'œuvre de Picasso comme de nourrir la coproduction de très nombreuses expositions à caractère scientifique avec les grandes institutions internationales dédiées à l'étude de l'art moderne.
Comment la recherche a-t-elle évolué le concernant?
La richesse des fonds du musée a permis de sortir d'une approche jusqu'ici trop souvent cantonnée à une histoire linéaire, comme de multiplier interrogations et points de croisement. Picasso a été lié aux plus grands créateurs de son temps et cela dans tous les domaines de création: peintres, sculpteurs dessinateurs ou graveurs, bien sûr, mais aussi poètes, écrivains et critiques, photographes et cinéastes, musiciens, interprètes, danseurs et chorégraphes. Cette ouverture du champ est essentielle à effectuer si l'on veut être fidèle à la dynamique propre à l'œuvre picassien et rendre compte de son univers de création comme de ses références ou des affinités électives.
Vous évoquez l'influence du cinéma, de la photo, etc., sur l'œuvre de Picasso comme dans l'usage qu'il faisait du monde autour de lui?
En effet, l'accès à ses archives personnelles a permis de révéler notamment quel était son rapport aux nouveaux médias qui ont marqué le début du XXe siècle comme à répertorier de nouveaux corpus d'œuvres inédites jusque-là. Pour ce qui relève de ses pratiques ou de ses sources de prédilection, les expositions «Picasso photographe», «Picasso et la photographie», «Le miroir noir», «Picasso Sources photographiques» ont pu démontrer le rôle de laboratoire joué par la photographie dans l'élaboration de l'œuvre picassien. L'exposition «Picasso Papiers Journaux» a fait le catalogue de sa pratique de lecteur, commentateur et utilisateur de la grande presse quotidienne. L'exposition «Picasso & le cinéma», s'appuyant sur le catalogue des films auxquels il a participé, a réuni les œuvres qu'il avait réalisées notamment durant les tournages du Mystère Picasso, de Clouzot, et qui entretiennent avec le médium cinématographique une relation spécifique. Par ailleurs, les grands catalogues raisonnés de l'œuvre de Picasso avaient été lancés de son vivant.
«Il est plus que temps de considérer l'œuvre de Picasso dans son intégrité»
Plus récemment, John Richardson a entrepris la biographie exhaustive de Picasso, dont plusieurs tomes ont déjà été publiés. Les publications des correspondances de Picasso avec Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Gertrude Stein, etc, se sont également nourries de ses fonds d'archives car Picasso a conservé au sein des quelque 200.000 pièces et documents de celles-ci toutes ses correspondances. Et s'il écrivait peu, il recevait de très nombreux courriers amicaux, artistiques, administratifs qui permettent aujourd'hui au chercheur de reconstituer et restituer les conditions de production et de création tant de son œuvre que de celles de son cercle. Enfin, les grandes expositions organisées depuis 1985 à Paris telles «Les Demoiselles d'Avignon», «Le dernier Picasso» jusqu'à «Picasso et les maîtres» ont constitué le cadre d'importantes recherches scientifiques qui ont renouvelé la perception de l'œuvre, non seulement auprès du grand public mais aussi pour l'historien.
La séparation en périodes tient-elle toujours?
L'approche par périodes a toujours été un raccourci visant à faciliter la caractérisation des nombreuses mutations stylistiques dont témoigne l'œuvre de Picasso. Cette approche, en simplifiant l'analyse, a eu parfois pour effet de dénaturer son objet. L'étude de la dynamique interne de l'œuvre considérée dans la durée démontre que ces périodisations sont des unités factices. Les périodes, de fait, se prolongent, se superposent, s'entrelacent et entretissent leurs moyens plastiques comme leurs figures ou leurs motifs. Il est plus que temps de considérer l'œuvre de Picasso dans son intégrité et comme un continuum logique dont l'unité doit être respectée.
Y a-t-il une partie de son œuvre qui semble aujourd'hui plus estimable qu'une autre?
Pas de mon point de vue. Une fois dépassé le séquençage artificiel des périodes s'impose cette unité signifiante de l'art picassien dont tous les éléments ou moments apparaissent d'importance égale et concourent à produire l'œuvre dans sa polysémie. Mais on peut considérer comme une véritable urgence de faire mieux connaître au grand public l'œuvre surréaliste (1924-1936), l'œuvre de guerre (1939-1944) comme celle de l'immédiat après-guerre et celle des dernières années, encore très mal connue en France.
On a dit que son œuvre était si puissante qu'il avait tué la création après lui. Qu'en pensez-vous?
Je pense que c'est inexact car il y a peu d'œuvre moderne qui ait été à la fois plus généreuse et plus féconde! Tout au contraire, Picasso avait dit: «Il faudra que l'art contemporain me passe sur le corps.» Il insistait ainsi, non pas sur une relation de «domination» ou de mise à mort, mais sur le combat à mener par l'art contemporain pour se mesurer à son œuvre et se libérer de son emprise. Il faut se rappeler que lui-même, en son temps, avait dû se mesurer et s'affronter à ses grands précurseurs contemporains, tels Lautrec, Degas, Seurat, Van Gogh, Gauguin, Cézanne, Renoir, Matisse. Et l'on sait l'ampleur et la violence de ce combat d'où émergea sa propre personnalité artistique. De cette difficile époque native, Picasso disait: «Il faut s'arracher la peau.»
Quelles ruptures a-t-il accomplies sur lesquelles les artistes ont pu s'appuyer?
Picasso a accompli avec rigueur et systématicité les révolutions nécessaires pour dégager l'art de toute définition académique ou dogmatique. La recherche exigeante de la liberté de création qu'il a instaurée comme seule règle constitue son apport le plus précieux et paradoxalement le plus difficile à mettre en œuvre pour les artistes contemporains.
Quels artistes a-t-il inspiré et en quoi?
Tous les artistes contemporains, qu'ils en aient conscience ou pas, qu'ils le revendiquent ou pas, ont directement bénéficié du changement de paradigme engendré par l'œuvre de Picasso. Avec lui, l'art revendique son statut de langage. Le processus va primer sur le résultat, la présentation sur la représentation, le signe sur la ressemblance. Dans tous les cas, il ne s'agit pas d'inspiration au sens traditionnel du terme, de modèle, de copie. Et ceux qui lui empruntent le plus au plan formel seraient ceux qui en sont le plus éloignés ou ont le moins bien compris son apport.
Quels seront les axes de votre exposition «Picasso et après»?
La question de l'influence est complexe, comme on le peut le constater à cette première liste de noms où l'on peut citer Bacon et Pollock, Johns, Rauschenberg ou Warhol, mais aussi Serra, Twombly, Lupertz ou Barcelo. Il est encore trop tôt pour rendre publics les grands axes de ce projet d'exposition qui va constituer la deuxième partie du diptyque inauguré par «Picasso et les maîtres». Ce projet fait partie du bilan général entrepris par le Musée Picasso d'une réévaluation de la place de Picasso à la charnière entre grande tradition picturale et art moderne, puis art moderne et art contemporain après 1945. Une exposition telle «Bacon Picasso. La vie des images», organisée en 2005 au Musée Picasso, a permis d'élaborer une méthode rigoureuse pour étudier le principe de ces filiations ambiguës. En 2008, l'exposition consacrée par le Musée Picasso à Daniel Buren a retracé les contours d'une relation paradoxale avec le maître et de rappeler qu'elle se noua du vivant de Picasso durant le tournage légendaire du Mystère Picasso. L'exposition que nous projetons étendra ce principe aux figures majeures de l'art contemporain après 1945 et soulignera les spécificités individuelles, contextuelles et culturelles qui viennent pervertir, brouiller et enrichir la relation des artistes contemporains au grand maître de l'art moderne.










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