mardi 24 décembre 2013

Pour refonder la nation Autor: Graziela Pogolotti








Le comportement singulier d´un enseignant laisse des traces indélébiles dans l´esprit de ses élèves. Elías Entralgo était l´un de ces cas exceptionnels. Fils d´un officier mambí, il aspirait, après la lutte de quatre-vingt quinze, à contribuer à l’élimination des maux de la République, hérités de la colonie et enracinés durant la néo-colonie. Il avait un petit espace pour y parvenir : sa salle d´Histoire de Cuba dans la Faculté de Philosophie et des Lettres de l´Université de La Havane.

Il a fallu beaucoup de temps pour déchiffrer les intentions de son projet pédagogique. Comme doyen de la faculté, il a développé et appliqué un règlement annonçant sous de nombreux aspects ce qu’il faudrait promulguer pour l´ensemble de l´enseignement supérieur à partir de la réforme universitaire. L’assistance était obligatoire, les évaluations périodiques des évaluations et l´examen final répondaient à un programme appelé « Généralités » pour fixer la connaissance essentielle de chaque discipline.

Quand nous étions étudiants, nous renions une méthode pédagogique basée sur des activités multiples qui nous maintenaient au trot, sans un temps pour respirer. À sept heurs exactement, selon sa montre suisse, il fermait la porte à clé. Le premier jour de classe il nous a donné un vaste questionnaire sur des thèmes de l´histoire et de la littérature de Cuba. Après avoir évalué les réponses, il nous a divisé en deux groupes. La majorité devait assister à ses cours sur le Parti Autonomiste. Avec le plus petit, il a formé quelque chose ressemblant à un laboratoire pédagogique expérimental. Nous avons dû étudier indépendamment le programme, y compris la lecture des modèles de l´oratoire du 19e siècle écrits par Eliseo Giberga et Octavio Montoro. Une fois par mois, sans faillir à sept heures du matin, nous devions élaborer un rapport de la lecture de certains classiques de la culture cubaine. Je remercie cette imposition, parmi d’autres choses, pour ma rencontre avec le Contrapunteo del tabaco y el azúcar de Fernando Ortiz. Chaque semaine, le professeur vérifiait l´accomplissement des tâches les plus dissemblables : la rédaction d´une autobiographie, la sélection commentée de la plus importante nouvelle des derniers sept jours et la confection de fiches bibliographiques de la revue Bohemia. Une matinée était dédiée à proposer des titres pour des paragraphes sur des questions historiques qu’Elías Entralgo lisait à haute voix. À la fin de l’après-midi, dans l’Amphithéâtre, nous devions écouter un cycle de conférences sur le Parti Autonomiste. En outre, nous devons choisir entre deux pratiques sportives : les échecs ou le base-ball.

Il m’a fallu beaucoup de temps pour démêler la pensée pédagogique d’Elías Entralgo. J´ai trouvé une piste initiale dans son prologue du livre El juego en Cuba, d’Ena Mouriño. Homme progressiste, ami de Juan Marinello, Entralgo a reconnu en José Antonio Saco un précurseur de la sociologie ou, pour plus de précision, un analyste des problèmes significatifs de la psychologie sociale pour comprendre certaines caractéristiques de la mentalité cubaine. Chez Saco, il lisait la préoccupation pour l’oisiveté et le jeu à Cuba. Dans le panorama de la république néo-coloniale, les attentes de la révolution de 1930 étant frustrées, les possibilités immédiates visaient vers une voie réformiste. Là, l’éducation avait un rôle fondamental. Dans l´adversité, nous avons dû continuer à construire ce qui est cubain.

Mes questions sur les intentions de notre professeur d´histoire avaient été données avec la pièce essentielle du puzzle. Cette mosaïque d´activités éparses avait un sens. La pratique du sport contrecarrait la tendance envers les jeux de hasard. Écrire une autobiographie était un exercice d´introspection pour savoir qui je suis. Le jugement des informations de la presse des rapports en vue de hiérarchiser les événements permettait de délimiter où je suis. Trouver un titre approprié pour un paragraphe entraînait pour l´analyse et la synthèse. En fonction de doter le futur chercheur des outils minimaux, il complémentait l´apprentissage technique des fiches bibliographiques. L’apologie de sept heures du matin s’ajuste dans cet ensemble de pratiques avec des vues sur la transformation de l´être cubain en un individu discipliné, travailleur, actif et pensant.

Elías Entralgo soignait, avec la minutie de l´artisan et la persévérance du paysan, un foyer de jeunes qui, très bientôt, serait au service de la Révolution triomphante. En tant qu´historien méticuleux de notre 19e siècle et comme intellectuel conscient au long de la république néo-coloniale, Elías Entralgo donne continuité à la meilleure tradition cubaine, celle de Martí, précédée par la triade Varela, Luz, Varona et multipliée dans une poignée d´enseignants, il a privilégié son rôle de formateur des hommes et des femmes nécessaires pour la nation qui devrait être conquise par les armes. Ils rêvaient d´un pays évolué grâce au travail de tous, ouvert aux plus larges horizons du savoir pour fonder avec leur propre tête, échappant à la mimésis et aux caprices des villageois prétentieux, l´espace matériel et spirituel fait en harmonie avec les exigences de notre Amérique pour atteindre le plein développement de l’homme.

Il est bien connu que les Etats-Unis, avec leur intervention dans la guerre de Cuba, ont vu dans l´île un lieu propice pour étrenner l’alors nouvelle expérience néo-coloniale. Épuisé par la guerre, sa démographie réduite, manquant d´un système d´éducation et des conditions élémentaires de salubrité, le pays pourrait se convertir en apparente vitrine de la modernisation. Avec les canonnières toujours à l´horizon, ils ont imposé la dépendance économique et politique. Ils se sont arrogés, avec l´amendement Platt, le droit d´intervenir dans les affaires intérieures. Ils ont forgé un modèle constitutionnel. Ils ont assaini les villes pour attirer efficacement les investisseurs. Ils ont établi les tarifs qui les favorisaient et qui déplaçaient les concurrents européens. Le dessin stratégique de long terme se dirigeait à l´éducation. L´école était la cellule de base dans un projet de transplantation de modèle. Derrière l´apparence d´un paternalisme magnanime, ils ont ouvert une école d´été à Harvard pour former des maîtres émergents sélectionnés dans toute la république. Certains participants, comme le poète Regino Boti, ont laissé une trace écrite de leurs observations critiques. D´autres ont cédé devant l’éblouissement.

La pensée pédagogique cubaine du XIXe siècle s’est forgée en vue de promouvoir la création d´une conscience nationale à contre-poil de la domination espagnole. Pour les circonstances de l´époque, son influence s’est exercée directement sur les couches sociales privilégiées, mais dans ses salles de classe ont surgi des personnalités dumambisado. Dans le contexte d´un capitalisme dépendant, la république néo-coloniale exigeait l´expansion de l´éducation populaire.

Le problème se posait maintenant sous d´autres prémisses. Le débat se centrait sur les écoles publiques. C´était la base large du conflit entre la soumission et la résistance. De façon souterraine, avec les moyens disponibles - publications éphémères, cours de formations, regroupement organisé des enseignants – la polémique a continuée durant un demi-siècle, inscrite dans un projet du pays, inséparable, comme au XIXe siècle, de la cause ouverte pour une culture renouvelée. En substance, la polémique était animée par ceux qui prêchait un utilitarisme orienté à fournir la main d´oeuvre et ceux qui considèrent la formation intégrale des citoyens entraînés dans l´exercice de penser, responsables et attachés aux meilleures valeurs de la nation.

Elías Entralgo n’a jamais formulé des considérations théoriques. En termes de pédagogie, il s’inscrivait à la tendance formative caractéristique de la plus féconde tradition de la culture nationale. Il a exprimé ses idées dans divers opuscules. Il les a traduit en une pratique concrète de son enseignement, dans son attitude envers la vie et dans une conduite exemplaire. Se donnant entièrement à l’œuvre de forger des générations pour un pays maltraité par la dépendance coloniale, il a partagé avec son exemple vivant chacune des tâches des étudiants. Toujours ponctuel, il jouait au base-ball et aux échecs. Il n’a milité dans aucun parti mais il s´est engagé avec la gauche pour assumer de hautes responsabilités dans le mouvement pour la paix. Après la réforme universitaire, il a été le doyen de la Faculté des Sciences Humaines. Seulement la maladie a pu le contraindre. D’une austérité proverbiale, il portait toujours un costume gris, une chemise blanche et une cravate noire qui, selon l´une des nombreuses légendes qui circulaient, pour garder le deuil en mémoire de Francisco de Arango y Parreño.

Un jour, Elías Entralgo nous a demandé le sens du mot déontologie. Nous sommes restés silencieux et stupéfaits. Ensuite, nous avons compris que la théorie du devoir présidait son efficace projet pédagogique. Pour parvenir à ses fins, il éludait la formulation des codes abstraits. Il optait pour modeler les conduites. Il le faisait tranquillement avec son exemple personnel. Ainsi, lors de l´invasion de Girón, avec son costume gris, chemise blanche, sa cravate noire et sa serviette pour ses documents, il était à la tête de la marche des étudiants qui, vêtus avec l´uniforme de milicien, recevraient dans le stade les indication pour occuper une place dans la défense du pays. Il était avec eux dans la classe et dans le risque partagé, dans la vie et dans la mort probable.
















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